Laurent Chemla on Wed, 12 Apr 2000 10:38:57 +0200 (CEST)


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[nettime-fr] Je suis un voleur



From: [email protected] (Laurent le voleur)
      (message achemin� sur nettime-fr par Fil <[email protected]>)


   Le Portail des Copains
   [1] http://rezo.net 
   Confessions d'un voleur
   
                                                    par [2]Laurent Chemla
   
   JE SUIS UN VOLEUR. Comment nommer autrement celui qui, du fait
   de ses connaissances techniques, de son pouvoir ou de ses relations,
   cr�e ou utilise une p�nurie fabriqu�e de toutes pi�ces pour vendre un
   objet devenu rare � des clients qui ne savent m�me pas � quoi sert cet
   objet ?
   
   Oh, bien s�r la soci�t� ne va pas me condamner pour �a. Non. Elle va
   au contraire admirer la performance de la � jeune pousse �, me
   consid�rer comme un entrepreneur courageux de la Net-Economie, me
   tresser quelque laurier, voire me remercier de mon action en faveur
   des plus d�munis.
   
   Je vends des noms de domaines sur Internet.
   
   Un peu d'histoire et de technique sont n�cessaires pour comprendre �
   quel point je suis un voleur.
   
   Un nom de domaine, c'est ce qui sert � identifier un ordinateur sur
   Internet. Quand on vous propose d'aller visiter www.machinchose.org on
   vous indique un nom d'ordinateur (www) qui se trouve dans le domaine
   � machinchose.org � et qui contient ses informations que vous pouvez
   consulter sur le Web.
   
   Sans un nom de ce genre, un ordinateur ne peut �tre consult� qu'en
   utilisant un num�ro, tel que par exemple 212.73.209.251. C'est
   nettement moins parlant et beaucoup plus difficile � m�moriser. Alors
   pour simplifier on donne des noms aux ordinateurs qui contiennent de
   l'information publique. Ce qui n�cessite, bien s�r, une base de
   donn�es qui soit capable de retrouver un num�ro � partir d'un nom. Et
   que cette base soit unique et accessible de n'importe o�.
   
   Pendant des ann�es, ce syst�me a fonctionn� grace � un organisme de
   droit public financ� par le gouvernement am�ricain. L'Internic
   (c'�tait le nom de cet organisme) se chargeait de faire fonctionner la
   base de donn�e, et chacun pouvait y ajouter le nom de domaine de son
   choix, gratuitement, selon la r�gle du � 1er arriv� 1er servi �.
   
   Puis vint le temps de l'ouverture d'Internet au grand public (1994),
   et la fin des subventions gouvernementales au profit du seul march�.
   Et l�, surprise: une agence publique (qui g�rait gratuitement ce qu'il
   faut bien appeler une ressource mondiale unique) fut transform�e en
   entreprise commerciale (Network Solutions Inc, ou NSI), sans que
   quiconque s'en �meuve particuli�rement, et se mit � vendre 50$ par an
   (puis 35$ par an dans un fantastique �lan de g�n�rosit�) ce qui �tait
   totalement gratuit peu de temps avant. Et pour son seul profit.
   
   Je dois vous livrer un chiffre qui, s'il n'est pas confidentiel,
   m�rite cependant le d�tour : le co�t r�el de l'enregistrement d'un nom
   dans la base de donn�es mondiale, y compris le co�t de fonctionnement
   d'une telle base, a �t� �valu� il y a deux ans � 0,30$.
   
   Des chiffres comme �a, je pourrais en donner beaucoup. Je pourrais
   dire par exemple qu'en estimant le nombre de domaines enregistr�s par
   NSI � une moyenne mensuelle de 40.000, son b�n�fice sur les 5
   derni�res ann�es tourne autour des 80 millions de dollars. Et encore
   ce chiffre est-il une estimation basse, quand on sait que NSI vient
   d'�tre rachet� par une autre Net-Entreprise pour la modique somme de
   21 milliards de dollars.
   
   Et pourtant, NSI vend du vent, tout comme moi. En fait, nous vendons
   le m�me vent.
   
   Vous ne serez pas surpris d'apprendre que si vous vous contentez de
   taper � machinchose � dans la fen�tre de saisie de votre navigateur
   Web pr�f�r�, ce dernier ira tout seul chercher l'ordinateur nomm�
   � www.machinchose.com �.
   
   C'est pour vous aider, cher lecteur, � aller plus vite. Faites-nous
   confiance.
   
   Mais d'o� sort ce � .COM � sinon d'une d�cision prise en son temps par
   Netscape et d'autres de privil�gier cette terminaison somme toute ni
   plus ni moins claire que n'importe quelle autre terminaison ?
   
   De nulle part. Techniquement il aurait �t� tout aussi simple et viable
   de cr�er autant de terminaisons qu'il existe d'activit�s �conomiques.
   Sans entrer dans le d�bat des terminaisons (on dit TLD pour Top-Level
   Domain) nationales (telles que .FR ou .BE), et puisque le r�seau ne
   connait pas de fronti�re, on aurait fort bien pu d�cider de disposer
   dans toutes les langues et avec une seule et m�me base des
   terminaisons comme � .MAG � pour les magazines, ou � .BANK � pour les
   banques, que sais-je.
   
   Le seul inconv�nient pour vous, lecteurs vol�s, aurait �t�
   l'obligation de taper cette terminaison. Un gros effort, mais qui
   aurait du m�me coup fait disparaitre la p�nurie artificielle des noms
   dans le TLD � .COM �, dans lequel chaque entreprise du monde esp�re
   disposer de son propre nom, et est pr�te � payer des sommes folles
   pour l'obtenir ou le racheter au petit malin qui l'a pris avant elle.
   
   Une p�nurie artificielle donc, parce qu'on ne peut enregistrer un nom
   dans � .COM � qu'une seule et unique fois. Et que ce nom ne peut
   diriger que sur un seul et unique ordinateur.
   
   On a donc un syst�me qui cr�e une p�nurie volontaire, en poussant
   chaque entreprise � enregistrer dans un seul et unique TLD ce qui fait
   son identit� sur le r�seau des r�seaux. Et dans le m�me temps on
   constate que quelques commer�ants font du b�n�fice en proposant aux
   entreprises d'enregistrer pour elles (et contre esp�ces sonnantes et
   tr�buchantes) ce nom si important, m�me si l'entreprise n'a aucune
   envie d'aller � sur Internet �. Mais au moins �vitera-t-elle qu'un
   homonyme lui fasse de la concurrence sur ce march� de l'avenir.
   
   Comment s'�tonner d�s lors du succ�s de l'entreprise ? Tout au plus
   peut-on s'�tonner du fait que cette ressource unique et mondiale soit
   vendue par une entreprise commerciale am�ricaine, et non pas par un
   organisme sous l'�gide de l'ONU, par exemple. Mais le march� est
   tellement plus efficace...
   
   Efficace au point qu'un beau jour, le gouvernement am�ricain d�cida
   qu'il �tait insupportable de voir une seule entreprise, choisie par
   lui-m�me quelques ann�es plus t�t, disposer d'un tel pouvoir sans
   partage.
   
   Et le pouvoir de nommer n'est jamais anodin ni innocent.
   
   Un jour donc, le gouvernement am�ricain d�cida (et pourquoi lui ?)
   d'ouvrir ce march� succulent � la concurrence. Un comit� (l'ICANN) fut
   donc nomm� qui devait d�cider de qui allait pouvoir concurrencer NSI.
   Rendons gr�ce � ce comit� : il n'a � ce jour rejet� aucune des
   demandes qui lui ont �t� faites. C'est la moindre des choses.
   
   Et parmi ceux que l'ICANN a choisi pour participer � ce petit jeu, il
   y a une petite SARL bien fran�aise, cr��e pour l'occasion par quatre
   fous qui ne comprenaient pas qu'on puisse vendre aussi cher un objet
   somme toute totalement virtuel, sans r�alit� autre que celle que
   veulent bien lui donner ceux qui inventent les services d'Internet. Et
   moi je suis un de ces fous, et depuis un mois maintenant, je vends du
   vent moi aussi. Ce que NSI vend toujours 35$, [3]GANDI (car c'est son
   nom) le vend 12 euros, apr�s l'avoir achet� au prix de gros (6$) � NSI
   lui-m�me.
   
   Et �a rapporte �norm�ment, de vendre du vent. Pour quelques mois de
   travail de d�veloppement et de mise en place d'un serveur sur Internet
   (un investissement qui se chiffre, soyons g�n�reux, � quelques
   centaines de milliers de francs), cette petite entreprise a d�j� fait
   un b�n�fice net de pr�s de 300.000 francs pour son premier mois
   d'existence. Un b�n�fice qui couvre d�j� les d�penses pr�vues pour
   l'ann�e en cours, et qui ne peut que grimper au fur et � mesure que
   l'existence de la concurrence va �tre connue.
   
   Une entreprise qui, ag�e de moins d'un mois, avait d�j� re�u une offre
   de rachat pour 100 millions de francs.
   
   Il y a de quoi pleurer, cher lecteur, quand 4 id�alistes qui d�cident
   d'entrer dans un march� pour le casser de l'int�rieur se voient
   contraints d'accepter les chauds remerciements de leurs clients qui
   les assurent de leur reconnaissance totale pour permettre � un plus
   large public encore d'acheter du vent.
   
   Il y a de quoi rire aussi, quant on sait que [4]GANDI a, en un mois,
   vendu plus de domaines que n'en ont �t� cr��s en 5 ans dans
   � .EU.ORG �, une initivative gratuite et b�n�vole mise en place par un
   de mes associ�s dans cette aventure. A croire que nul ne veut obtenir
   gratuitement ce qui peut �tre achet� par ailleurs ? Car quelle
   diff�rence peut-il bien y avoir entre un � BIDULE.COM � et un
   � TRUC.EU.ORG � sinon quelques lettres sans importance ?
   
   Je suis un voleur. Je vends des noms de domaines. Je gagne beaucoup
   d'argent en vendant � un public qui n'y comprend rien un simple acte
   informatique qui consiste � ajouter une ligne dans une base de
   donn�es.
   
   Et je vais gagner bien davantage encore quand, la p�nurie artificielle
   ayant atteint son but, le commerce mondial d�cidera d'ouvrir quelques
   nouveaux TLD qui attireront tous ceux qui ont rat� le virage du
   � .COM � et qui ne voudront pas rater le virage suivant. Car c'est ce
   qui est pr�vu pour le futur imm�diat : ce qui �tait inenvisageable
   voil� 5 ans va devoir se faire : il ne reste plus gu�re de noms �
   vendre dans ce � .COM � surcharg�, il est donc temps d'ouvrir quelque
   nouvelle possibilit� de nommage qui relancera un march� dont on voit �
   quel point il est rentable.
   
   D'accord, l'id�e m�me de voir un organisme tel que l'Organisation
   internationale de normalisation (ISO) standardiser ce syst�me et
   vendre au nom de l'ONU cette ressource mondiale fait peur.
   
   Elle fait peur parce que l'exemple de gestion des TLD nationaux (comme
   .FR) a montr� � quel point les administrations �taient inadapt�es � la
   gestion d'un outil aussi rapide qu'Internet : lorsqu'il faut pour
   cr�er un nom dans .FR envoyer (par la poste, cher lecteur) une copie
   papier d'un extrait de K-bis � son fournisseur d'acc�s qui, seul,
   pourra demander � l'organisme national la cr�ation du domaine tant
   esp�r�.
   
   Quand on sait que ce service co�te entre 500 et 1000 francs, on
   comprend que nombre d'entreprises se contentent de l'interface Web qui
   permet de cr�er directement tout ce qu'on veut dans � .COM �.
   
   Nombre de particuliers, aussi : pour eux, la multiplication des
   formalit�s administratives et les co�ts d'acc�s sont des obstacles
   quasiment insurmontables.
   
   On comprend aussi qu'au rythme actuel (et qui ne peut qu'augmenter),
   [5]GANDI seul aura sans doute enregistr� dans 12 mois plus de noms
   dans � .COM � que l'AFNIC (notre organisme fran�ais) n'en a enregistr�
   dans � .FR � en 10 ans.
   
   Mais doit-on, au pr�texte que le march� semble mieux adapt� que l'�tat
   lorsqu'il s'agit de vendre du vent, laisser ce vent au seul march�,
   sans la moindre contrepartie et alors m�me que la source de ce vent
   est unique et limit�e ?
   
   Doit-on remercier [6]GANDI de faire baisser des tarifs honteusement
   �lev�s, et encenser ses cr�ateurs d'avoir montr� que quelques
   volontaires pouvaient r�agir utilement contre le tout-puissant march�
   en utilisant les armes de ce m�me march�, ou bien doit-on les
   consid�rer comme de simples commer�ants qui se croient (quelle
   horreur) investis d'une mission politique ?
   
                                                        LAURENT CHEMLA
   
 
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