aris on Fri, 4 Oct 2002 10:24:16 +0200 (CEST)


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[nettime-fr] Giorgio Agamben - Politique de la multitude


Politique de la multitude

Malgr� le d�sint�r�t croissant que provoque la politique en Europe, le
philosophe italien Giorgio Agamben voit poindre le sens de ce qui pourrait
la faire rena�tre.

La politique risque-t-elle de devenir une activit� sans finalit� ? Dans son
ouvrage, Moyens sans fins (1), le philosophe italien Giorgio Agamben (2)
plaide pour une r�ponse d�taill�e et globalement affirmative � cette
question :

" Si la politique semble aujourd'hui traverser une �clipse persistante, o�
elle appara�t en position subalterne par rapport � la religion, � l'�conomie
et m�me au droit, c'est parce que, dans la mesure m�me o� elle perdait
conscience de son propre rang ontologique, elle a n�glig� de se confronter
aux transformations qui ont vid� progressivement de l'int�rieur ses
cat�gories et ses concepts. " La r�flexion de l'auteur ne fait pas
qu'innover, elle s'inscrit dans la continuit� de celle de Walter Benjamin
selon laquelle le pouvoir n'a pas d'autres formes de l�gitimation que l'�tat
d'urgence, et de celle de Michel Foucault selon laquelle l'enjeu
d'aujourd'hui est la vie, voire, pour la grande majorit� de la plan�te, la
survie. La politique est donc devenue " biopolitique " et la fa�on dont on
con�oit le sens de cette transformation est d�cisive. On ne saurait se
contenter de renvoyer tout ce qui est vital � la bio�thique sans �tre pris
par l'id�logie m�dico-scientifique pour laquelle seule compte " la vie nue
", ou la vie biologique. Une vie politique, c'est-�-dire orient�e vers
l'id�e - forc�ment toujours neuve - du bonheur, ne saurait �tre totalis�e
dans une forme de vie o� l'effectivit� de la puissance ne pourrait �tre que
personnelle et hi�rarchiquement r�p�titive.

On peut consid�rer qu'il y a l� une tentative de d�passement de la
conception aristot�licienne de " l'homme, seul animal politique ", telle que
la critiquent les pens�es d'Averroes et de Dante. L'un et l'autre ont
affirm� qu'il ne saurait y avoir de puissance de pens�e sans " multitude " �
travers laquelle cette potentialit� soit r�alis�e. La multitude est
inh�rente � la puissance de la pens�e en tant que telle, et leur
ins�parabilit� doit, selon Agamben, devenir " le concept-guide et le centre
unitaire de la politique qui vient ". L'auteur s'appuie �galement sur
l'h�ritage d'Hannah Arendt qui a renvers� le sens de la condition du r�fugi�
et du sans-patrie qu'elle vivait, pour la proposer comme �l�ment cl� d'une
nouvelle conscience de l'histoire : " Le r�fugi� qui a perdu tous ses droits
et qui cesse de vouloir s'assimiler co�te que co�te � une nouvelle identit�
nationale, pour contempler avec lucidit� sa condition, re�oit en �change
d'une impopularit� certaine un avantage inestimable : l'histoire n'est plus
pour lui un livre ferm� et la politique cesse d'�tre le privil�ge des
Gentils. "

Cette donn�e nouvelle, pass�e aujourd'hui de la marge au centre de la page,
a �t� transf�r�e entre les mains de la police et des organisations
humanitaires. L'impuissance de ces derni�res ne tient pas seulement �
l'�go�sme et � la c�cit� des appareils bureaucratiques, mais � l'ambigu�t�
de la notion de natif, au d�clin g�n�ralis� des Etats-nations, et � la fin
des illusions sur les droits de l'homme. Les Etats industrialis�s sont
aujourd'hui confront�s � une masse de r�sidents stables, non citoyens, qui
ni ne peuvent, ni ne veulent �tre int�gr�s dans la nation ou rapatri�s dans
leur pays d'origine. La condition d'apatrides de fait existe massivement
sans que les hommes politiques ressentent l'urgence d'au moins la penser.
L'Europe qui se construit dans ces conditions est-elle promise � ouvrir de
nouveaux camps d'extermination ? Ce qui, selon Giorgio Agamben, commence �
se faire sous la forme de " zones d'indiff�rence entre public et priv� et,
en m�me temps, matrice secr�te de l'espace politique dans lequel nous vivons
". L'immigr� ou le r�fugi�, brisant le lien �tabli depuis le d�but du XXe
si�cle entre l'homme et le citoyen, passe de figure marginale � l'�tat de
facteur d�cisif de la crise de l'Etat-nation. Les cons�quences de ce
changement de terrain touchent en premier lieu la conception de l'Europe.
Faut-il continuer � la consid�rer comme une impossible Europe des nations ?
Ou se mettre � construire un espace qui ne co�ncide avec aucun territoire
national homog�ne, une sorte de terre-patrie pour tous, c'est-�-dire pour
personne en particulier ? On peut ne pas partager la conception qu'Agamben
h�rite d'Hannah Arendt sur le fait que ces hommes en exode constituent "
l'avant-garde de leur peuple ". Mais reste que " la survivance politique des
hommes n'est possible que sur une terre o� les espaces auront �t� ainsi
trou�s et topologiquement d�form�s, et o� le citoyen aura su reconna�tre le
r�fugi� qu'il est lui-m�me ". Les textes de ce recueil se r�f�rent, de
diff�rentes fa�ons et selon les occasions qui les g�n�rent, � un chantier �
peine ouvert. On peut toutefois en tirer des �clats et des fragments pour
fonder une autre mani�re, moins d�cal�e, de faire de la politique. C'est
ainsi qu'Agamben se demande : qu'est-ce qu'un peuple ? Un sujet unitaire ?
Ou une oscillation dialectique entre le p�le par lequel le peuple d�signe le
corps politique int�gral et le p�le par lequel il d�signe le sous-ensemble
form� par la multiplicit� fragmentaire de corps besogneux et exclus ? � un
bout, l'Etat total des citoyens int�gr�s et souverains, � l'autre, la
r�serve des mis�rables, des opprim�s et des vaincus.

De la m�me mani�re, l'auteur s'interroge sur ce que signifie la notion de
camp. Ce qui s'y est produit au XXe si�cle d�passe � tel point le concept
juridique de crime qu'on oublie de le d�finir comme le lieu o� s'est
r�alis�e " la condition inhumaine " la plus absolue qui ait jamais exist�
sur Terre. Depuis Adorno, on sait que cela compte aussi bien pour la
post�rit� que pour les victimes. Le camp n'est donc pas un fait historique,
mais une matrice politique � d�busquer et � combattre. On trouvera dans la
r�flexion d'Agamben cette proposition stimulante selon laquelle " la
politique ne serait plus que la sph�re des purs moyens, en d'autres termes,
de la gestuelle absolue, int�grale des hommes ". Ce recueil, plac� en
exergue sous le patronage �thique de Guy Debord, parle encore de la langue
et de la mani�re dont cette notion travaille et fissure les peuples. On
d�couvrira �galement dans les derni�res pages deux notes, l'une sur la "
police souveraine ", l'autre sur " la politique ". Toutes deux sont parues
en 1992 dans la revue Futur ant�rieur, une �poque o� une partie de ce qui
s'y �crivait �tait largement ouverte sur l'ext�rieur. Pour finir, soulignons
que cet ouvrage, de grande port�e universelle, s'enracine dans ce qu'il y a
de plus singulier dans la pens�e politique italienne de notre �poque : "
Nous vivons, �crit Agamben, aujourd'hui en Italie, dans une condition
d'absence totale de l�gitimit� (...). Mais nulle part le d�clin n'a atteint
l'extr�me limite dans laquelle nous nous habituons � vivre. " L'�tat de la
France n'est plus tr�s �loign�, sp�cificit�s mises � part, de celui de
l'Italie. N'attendons pas qu'il soit trop tard.

Arnaud Spire L'Humanit� - 27 Ao�t 2002 - Cultures

(1) Giorgio Agamben, " Moyens sans fins. Notes sur la politique ".
Collection Rivages poche/Petite Biblioth�que, 160 pages, 6,86 euros. (2)
Voir l'article " No Man's Land " de Nadia Pierre, "


 
 
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