-r-W-x-R-W-X-R- x on Mon, 20 Jan 2003 14:11:34 +0100 (CET)


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[nettime-fr] LE TEXTE ET LA MACHINE.


LE TEXTE ET LA MACHINE.

Decembre 2002

Pascale Gustin

Licence : GNU General Public License


Je crois que l'ordinateur et de mani�re plus g�n�rale les technologies
de l'information, transforment de fa�on radicale notre rapport au monde
et � nous m�me. C'est m�me devenu un lieu commun de dire cela
aujourd'hui, c'est devenu un truisme. Paradoxalement, mesurer
l'importance et les cons�quences de ces changements est loin d'�tre
simple, cela ouvre m�me de nombreux champs d'investigations et de
r�flexions qui depuis environ 60 ans font l'objet de recherches de
plus en plus diversifi�es dans des domaines toujours plus �tendus. Je
pense, � l'instar de Pierre Levy que l'outil informatique est une
d�couverte au moins aussi importante dans l'histoire de l'humanit� que
celle de l'�criture ; elle en est probablement m�me la continuit�, en
poursuivant le processus d'hominisation de l'homme [1][2].


J'aimerais par ce texte explorer de mani�re tout � fait personnelle la
naissance de l'outil informatique du point de vue du texte et de
l'�criture. Je ne pr�tends pas ici � un essai exhaustif sur le sujet
mais seulement � rassembler quelques r�flexions et notes de lectures
qui m'apparaissent pertinentes. Selon le proc�d� d'une pens�e
analogique, je souhaiterais former un ensemble coh�rent de r�flexions et
d'id�es dans la continuit� de ce qui � mon sens me parait trop peu
questionn� actuellement mais non pas moins important, c'est � dire le
probl�me de l'�criture en regard de l'outil informatique et la fa�on
dont � mon avis celui-ci transforme et remet en question de multiples
mani�res la notion m�me de texte.


- L'�criture, le code, le texte.


L'�criture est la premi�re technologie d'enregistrement de la parole;
constitu�e de symboles, d'images ou de signes, elle est un syst�me, un
code mis en place afin de pouvoir garder trace du langage parl�. De ce
point de vue, l'�criture est un code, certes relativement souple, qui
"encode" la r�alit� et tout � la fois en transforme et en remod�le la
perception. Un des tous premiers syst�mes d'�criture que l'on ai
retrouv� est l'�criture � noeuds, syst�me "d'inscription"
mn�motechnique et synth�tique. On en a d�couvert des traces au P�rou
dans les tombeaux Incas, par exemple. Ce sont des paquets de noeuds et
de fils attach�s de couleurs diff�rentes ou semblables, plac�s de
mani�re � obtenir un grand nombre de significations. Ces
"quippus" servaient � enregistrer les comptes, la chronologie; il
�tait possible �galement de s'en servir comme d'un moyen de calcul. On
retrouve cette forme ancestrale d'�criture partout dans le monde et
jusqu'au milieu du vingti�me si�cle, dans certaines r�gions elle �tait
encore utilis�e par les ouvriers afin de comptabiliser leurs journ�es
de travail [3].


L'�criture dans son essence appara�t alors comme un syst�me de
diff�rences. (J. Derrida et Saussure) [4]



Le codage binaire a �t� utilis� sous une forme symbolique tr�s t�t,
en chine, avec le syst�me divinatoire du Yi-King. Le Yi-King est un
ensemble de 64 hexagrammes constitu�s d'une collection d'images
symboliques repr�sentatives d'un certain ordre de l'univers et �tait
utilis� pour proc�der � diverses interpr�tations divinatoires. Ces
images symboliques r�sultent de l'assemblage et de la combinatoire de
traits pleins et de traits bris�s repr�sentant les deux �tats
essentiels par lesquels chaque �tre et chaque chose sont appel�s � se
mouvoir et � se transformer. Mais c'est le philosophe anglais Francis
Bacon (1561-1626) qui fait de ce principe binaire un syst�me � part
enti�re afin de pouvoir transmettre des messages de mani�re rapide et
s�re [5].
Dans ce sens le "code", l'acte de coder un message serait en somme la
transcription de celui-ci dans une langue "non-naturelle".


Mais le mot de code se d�robe � mesure qu'on souhaite en saisir le sens.
A l'origine du mot, nous trouvons le codex, c'est � dire la
planchette, le recueil; nous avons �galement le code juridique qui est
l'ensemble des lois qui r�gissent une soci�t�, signification qui n'est
pas sans rappeler la programmation puisqu'elle-m�me est r�gie
par une syntaxe, un ensemble de r�gles auxquelles on ne peut d�roger
d'aucune mani�re sous peine de "planter" le programme. Nous avons
�galement le code vestimentaire ou le code g�n�tique. Le code serait
en quelque sorte un moyen de conservation et de transmission
d'informations, un support de significations non sp�cifiquement humain.


L'�criture pourrait �tre une sorte de code plus souple o� le
sens est tiss� de diff�rentes mani�res : les lettres avec les
lettres une � une ou par grappes, les mots ensembles pour former des
phrases et les phrases tiss�es les unes aux autres, interagissant les
unes avec les autres au cours de la lecture, nouant liens de sens et
de significations afin de former le texte. On utilise l'expression "le
fil de la lecture" ou "au fil du texte" pour parler de cet �cheveau du
sens qui prend forme au moment du "d�chiffrement". Le texte est une
trame de significations, dont les fils se croisent et s'entrecroisent
entre les lettres elles-m�mes, les mots, les sons, dans le texte et
entre le texte et le lecteur.

Le mot texte vient du terme latin "texere" qui signifie tisser.


Une autre d�finition du mot peut �tre :
un nombre fini de signes discrets choisis dans un ensemble fini
de signes (Florian Cramer).



- Les machines.

Une des toutes premi�res utilisations technologiques du langage binaire
a �t� d�velopp�e par Jacquard (1752-1834) afin d'am�liorer la technique
du tissage.
Il s'agissait de cartes perfor�es de trous, c'est � dire de
l'utilisation des pleins et des vides des cartes pour "coder" le passage
des fils de couleurs diff�rentes dans les fils de cha�nes. La
technologie du tissage a toujours �t� � l'avant-garde des techniques de
son temps, m�me aux �poques les plus recul�es; au moyen-age, on
utilisait d�j� des cartes r�alis�es sur du papier divis� en damier pour
la reproduction des dessins.
Charles Babbage (1792-1871), initiateur de la machine diff�rentielle
et plus tard de la machine analytique connaissait les travaux de
Jacquard dans le domaine du tissage et eu cette intuition fondamentale
d'appliquer ce principe --en quelque sorte combinatoire des diff�rents
fils entre eux-- au calcul selon une m�thode semblable. Ada Lovelace
(1815-1852) collaboratrice de Charles Babbage f�t charg�e de la partie
logicielle de la machine, c'est � dire du "texte" (au sens large du
terme) qui devait permettre � la machine analytique de fonctionner. Mais
le projet n'aboutit pas, faute de moyens et probablement aussi
d'organisation [6].


Les machines telles que les ordinateurs actuels ne peuvent
fonctionner, ne peuvent "comprendre" une serie d'instructions que si
celles-ci se trouvent �crites sous la forme de suites de 0 et de 1 ou
plus exactement sous forme de s�quences tr�s rapides d'impulsions
�lectriques; une impulsion repr�sente une connection c'est � dire le
1, l'absence d'impulsion le 0. Un ensemble organis� de 0 et 1 a donc
un sens pour la machine, c'est � dire un "sens �lectrique". Le terme
de sens n'est peut-�tre pas tout � fait appropri� pour parler
d'instructions que la machine, programm�e dans ce but, effectura : la
machine n'interpr�te pas le programme ou les instructions entr�es dans
le processeur, elle ne fait que les ex�cuter.
La rapidit� avec laquelle le courant circule entre les diff�rents
�l�ments de l'appareil informatique (li�e � la vitesse d'horloge du
processeur), offre des possibilit�s quasi illimit�es de calcul
(quantit�s de connexions et d'absences de connexions, de 0 et de 1 de
plus en plus importantes dans des laps de temps tr�s courts). Ainsi,
nous pouvons, en tant qu'utilisateur de machines et de programmes,
charger des images � l'�cran, les dupliquer ou les transformer, faire
jouer des sons, ou bien �crire des textes que nous rentrons dans la
m�moire vive de l'ordinateur. En quelque sorte ces suites de 0 et de 1
sont le seul code ou alphabet avec lequel nous pouvons utiliser l'outil
informatique.



Les premiers ordinateurs �taient en quelque sorte programm�s "en
direct" � l'aide de fiches et de fils reli�s ensembles.
Si la fiche est connect�e, le courant passe, la valeur est donc 1, �
l'inverse, l'absence de connection prend la valeur 0. Pour faire
fonctionner un programme, il fallait donc connecter une � une des
centaines de fiches et de fils entre eux. Le temps de mise en route
d'un programme �tait tr�s important; les erreurs fr�quentes et
p�nibles � retrouver. On devait suivre chaque fils pour
voir o� il �tait reli� au milieu de paquets de fils entrelass�s les uns
dans les autres.
Plus tard, dans les ann�es 50 et 60 les fils �lectriques seront
remplac�s par des valeurs situ�es en m�moire [7][8][9].


Les ing�nieurs imagin�rent ensuite un moyen de simplifier les op�rations
de programmation. On substitua � un ensemble d'instructions, un code
dit mn�motechnique, plus facile � retenir. Ces premiers langages
permettaient d'effectuer rapidement des taches complexes sur
les machines, mais restaient encore malais�s d'utilisation car tr�s
proche du code de la machine (exemple : le langage assembleur).
Peu � peu, les langages devinrent plus performants. L'utilisation des
premiers compilateurs firent des machines, des outils plus souples et
faciles � utiliser (avec le fortran). De v�ritables mots furent
employ�s et les instructions au fur et � mesure de l'�volution des
langages devinrent plus compr�hensibles pour l'homme, encod�rent des
algorithmes entiers et rendirent ainsi la conception
des programmes rapide et efficace.

L'arriv�e des interfaces graphiques donnera par la suite les moyens �
tout utilisateur non-informaticien, d'effectuer facilement, rapidement,
par l'interm�diaire de l'�cran graphique des taches compliqu�es
pr�-programm�es.


Le code de la machine, le texte en quelque sorte se trouve alors
dissimul� sous des couches logicielles mais c'est toujours un code, une
"texture" de calcul, de 0 et de 1 qui, dans les "profondeurs" de
l'ordinateur, officie afin que les programmes puissent avoir lieu en
"surface" [10][11].

Les langages de programmation (je pense par exemple aux langages de
programmation orient�s objet comme java ou python) les plus r�cents bien
que plus proches d'une part du langage humain et peut-�tre �galement de
la pens�e humaine (du moins d'une petite part caract�ristique de
celle-ci : la cat�gorisation; mais je doute que cette forme de la pens�e
humaine soit la plus "naturelle" � l'humain mais peut-�tre bien plut�t
sa part la plus sociale ou socialis�e) restent toujours
malgr� tout soumis aux n�cessit�s internes des machines.

Le langage humain, tel que nous le parlons, l'�crivons met en place un
monde de significations. Le discours oral est contextualis�. Il en est
de m�me pour le texte �crit. Une marge d'ambiguit� est toujours tol�r�e
et m�me presque souhaitable car c'est pratiquement dans cette marge
qu'a lieu l'expression de l'individu qui parle ou �crit. La dimension
culturelle ainsi qu'une prise de conscience de tous les discours qui ont
pr�c�demment eu lieu, interviennent �galement de mani�re plus ou moins
pr�gnante pour celui qui �coute ou lit selon la culture qu'il a du sujet
�nonc�. Ainsi le sens du texte oral ou �crit est un ensemble de liens
qui se tissent de toute part entre les interlocuteurs ou entre le
lecteur et le texte, la soci�t�, la culture, les lois etc. Souvent, la
compr�hension du sens d�passe largement la structure de base du langage
--lin�aire et s�quentielle, celle du discours oral ou du texte.

Il en va ainsi de la pens�e humaine car c'est � partir d'elle, � partir
de cette matrice que cette texture de liens peut avoir lieu.



C'est en poursuivant un tel raisonnement que Ted Nelson �labora ses
recherches sur l'hypertextualit� d�s le milieu des ann�es 60 avec son
projet "Xanadu" (nomm� ainsi en r�f�rence � un po�me de Coleridge).

Son pr�d�c�sseur Vannemar Buch eu une intuition semblable lorsqu'il
imagina vingt ans plus t�t "le Memex" --MEMory EXtander--, une
biblioth�que de documents reli�s les uns aux autres en fonction du
sens que pouvait prendre chaque paragraphe, phrase ou mot de tel ou
tel texte m�moris� en regard de tel ou tel autre paragraphe, phrase ou
mot issus d'un autre texte ou d'une autre partie de ce m�me texte.
Conserv�s sur microfilms sp�ciaux, ces textes, photographies ou tout
autre document auraient �t� accessibles grace � plusieurs �crans,
claviers et manettes. Une membrane sensible aurait pu permettre de
photographier et d'enregistrer de nouveaux documents. L'utilisation d'un
tel appareil aurait permis au chercheur ou � l'" homme moderne " de
faire face � la prolif�ration d'informations pr�visibles en raison du
d�veloppement des instruments de m�diatisation de l'information [12].


Pour Ted Nelson, la pens�e humaine est hypertextuelle par essence
alors que le langage humain, la parole ou l'�crit, ne sont que
s�quentiels. Ainsi, le langage humain apparait comme incapable de
reproduire v�ritablement la pens�e dans toute sa richesse, sa
diversit� et son foisonnement [13].


C'est sur ce travail, cette nouvelle mani�re d'appr�hender le texte
que je terminerai cette suite de notes et de reflexions car � partir
de cette notion d'hypertexte et d'hypertextualit� de nombreuses
possibilit�s de tissage de sens et de textes sont mises � jour et en
explorer les dimensions et les possibilit�s serait l'objet d'une
recherche � part enti�re. J'aimerais seulement pour conclure, amener �
l'attention du lecteur que le texte appara�t d�sormais non plus comme
quelque chose d'abstrait et d'homog�ne qui permet � l'information
d'�tre diffus�e mais comme un corps � part enti�re, concret qui peut
prendre de multiples formes; ainsi �tre utilis� aussi bien pour
programmer les outils de l'informaticien, ou du simple usager de
l'informatique, pour concevoir des programmes que pour les
appliquer. Je crois que le travail du po�te ou de l'�crivain s'en
trouve profond�ment boulevers�. Ecrire ce n'est pas seulement faire un
texte mais aussi ce peut �tre mettre en route un instrument, l'outil
informatique, se servir d'un programme (un logiciel de traitement de
texte par exemple) ou d'un langage de programmation ; c'est couper,
coller, assembler telle portion de texte avec tel autre (un morceau de
programme, un lien qui menera � une image ou � un son). C'est jouer
�galement avec diff�rentes formes de langages car tout ceci � mon sens
constitue encore du texte; c'est mettre l'�criture, le langage
--quelque soit l'origine de ce langage-- en contact avec d'autres
branches de la communication.


ref�rences :

[1] Levy Pierre
La machine univers
Editions La D�couverte 1987


[2] Levy Pierre
L'intelligence collective
Editions La D�couverte 1997


[3] Fevrier James
L'histoire de l'�criture
Editions Payot et Rivages 1948


[4] Kristeva Julia
Le langage, cet inconnu
Editions du seuil 1981


[5] Breton Philippe
Une Histoire de l'informatique
Editions du seuil 1990


[6] Plant Sadie
"Tissages du futur: tramer ensemble femmes et cybern�tique"
Connexions : art r�seaux m�dia
Ecole Nationale Sup�rieure des Beaux-Arts, Paris 2002


[7] Rossi Serge
http://histoire.info.online.fr/


[8] Guillier Fran�ois
http://www.histoire-informatique.org/


[9] Bordeleau Pierre
http://www.scedu.umontreal.ca/sites/histoiredestec/


[10] Every David K.
http://membres.lycos.fr/cgiguere/vdn/vdn24.htm
traduit de l'anglais par Charles Gigu�re


[11] Sureau D. G.
http://www.scriptol.org/histlang.html


[12] Bush Vannemar
"Comme nous pourrions le penser"
Connexions : art r�seaux m�dia
Ecole Nationale Sup�rieure des Beaux-Arts, Paris 2002


[13] Nelson Ted
http://ted.hyperland.com/



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