Louise Desrenards on Thu, 3 Jun 2004 23:05:23 +0200 (CEST)


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[nettime-fr] La traduction de l'article de Sontag


Voici enfin une version fran�aise du texte de Susan Sontag
http://www.google.fr/search?q=susan+sontag&ie=UTF-8&hl=fr&btnG=Recherche+Google&meta=/
grande intellectuelle am�ricaine de la g�n�ration de Baudrillard, plus
connue parmi
le monde alternatif pour ses engagements f�ministes. Il s'agit de l'essai de
circonstance paru
originalement dans le New York Times le 23 mai, sur la torture.

Texte d'une exceptionnelle lucidit� sur les Etats-Unis du Patriot Act qui
constitue un v�ritable appel � la vigilance, au soul�vement actif contre
un monde annonc� peut-�tre pire que celui de l'univers nazi, du fait de
l'indissociable structure du r�el, qu'il produit � la fois comme biopouvoir
et comme biopolitique pour mod�le universel et infini de la violence.

Texte r�f�rant � deux autres, publi�s auparavant sur le danger �
l'actualit� du monde, o� elle trouve l'extension de sa propre th�orie,
conf�rant pour partie � la psychanalyse ; l'alt�rit� - point de la mort
dans les strat�gies symboliques comme dans la th�orie freudienne - selon son
dernier ouvrage, r�cemment paru aux Etats-Unis " A regarder la souffrance
des autres " (j'opte pour le sens " A regarder " s'agissant de
"regarding" dans le cadre du miroir).

Essai se situant aussi en m�moire des travaux de Hannah Arendt � propos du
proc�s Eichmann � J�rusalem, sur l'ordinaire.

Cette analyse r�pondrait donc (en reprenant quelques aspects) � l'article de
Jean Baudrillard dans Lib�ration,
"Pornographie de la guerre" qui instruit une compr�hension politique du
monde occidental de la r�v�lation iraquienne de l'image, dans l'activit�
politique de concepts mat�rialistes de carnavalisation et de
cannibalisation, �mergeants de son dernier ouvrage "Le pacte de lucidit�, ou
l'intelligence du mal".

D'autre part Susan Sontag se fonde sur la d�construction du
reportage du journaliste Seymour M. Hersh "The gray zone", qui par ce moyen
de recherche appliqu� au style explore le
les r�ponses des responsables de la torture ou des d�cisionnaires
am�ricains devant le Grand Jury ; cette contribution constitue l'�quivalent
d'une plong�e endoscopique dans la machine de l'Etat et du pouvoir
am�ricains. L'auteur est un des derniers journalistes de la grande tradition
moderne engageant le droit et les libert�s, auquel les Etats-Unis doivent la
r�v�lation des massacres commis par l'arm�e am�ricaine au Viet Nam, qui
avait fait d�finitivement basculer l'opinion pour le retrait et pour la
paix.

L'article de Susan Sontag entre dans le miroir infini de la violence et de
la guerre, ultime id�ologie perdurant du syst�me de la production au terme
du syst�me de la valeur (du syst�me de l'�quivalence de la valeur). Si les
cons�quences sont terribles justement c'est qu'elles sont sans limite
affectant l'espace et les �v�nements de la vie.

A.

NB / "Les skulls and bones" ne sont pas seulement la loge ma�onnique fond�e
�
Yale par le grand p�re Bush o� se reconnaissent son fils et son petit fils
pr�s de personnalit�s tel Bremer, mais aussi Kerry (qui a sign� le Patriot
act). Cette loge est f�d�r�e � l'�glise de scientologie. En somme, on
s'explique que les d�mocrates n'aient pas commenc� par privil�gier Kerry.
Les �lections am�ricaines seraient un non �v�nement.

Le projet pr�vu continue � se d�velopper du c�t� de l'Arabie Saoudite...



    �Et de ces trois articles, comment pourra t'il na�tre de renverser le
monde qu'ils d�crivent ?


--------

Un passage paraissait probl�matique, je l'ai simplement rassembl� (�
v�rifier avec le texte original en anglais, ce que je n'ai pas fait).

http://quibla.net/guantanamo/guanta25.htm
La galaxie guantanamo



29/05/04 - A regarder (je corrige "Regards") la torture de l'Autre

� En regardant ces images, vous vous demandez : comment quelqu'un peut-il
exulter face � la souffrance et � l'humiliation d'un autre �tre humain ? �
par Susan Sontag, The New York Times, 23 mai 2004.

Original : Regarding the Torture of Others.
http://www.nytimes.com/2004/05/23/magazine/23PRISONS.html?pagewanted=all&position=/

Traduit de l'anglais par BB pour Quibla.

L'auteur, � 70 ans, est une plus grandes figures vivantes de la litt�rature
critique des USA. Recevant en octobre 2003 le Prix de la Paix des libraires
allemands
� Francfort, elle avait d�nonc� le "programme imp�rial" de l'administration
Bush, pass�e selon elle sous le contr�le de l'extr�me-droite. Son dernier
ouvrage paru s'intitule � Regarding the Pain of Others � [Regard sur la
souffrance d'autrui].

Elle analyse dans cet essai l'affaire des photos
pornographiques des tortures de prisonniers iraquiens � Abou Ghra�b et ce
qu'elles r�v�lent de la "vraie nature et �me des USA".



    I.

    Depuis au moins une soixantaine d'ann�es les photos gardent la trace du
jugement qu'on a port� sur les conflits et sur l'importance qu'on leur a
accord�s. Le mus�e de la m�moire occidentale est aujourd'hui surtout visuel.
La photo a le pouvoir in�galable de d�terminer ce que nous retenons des
�v�nements et il semble maintenant probable que pour le monde entier la
guerre pr�ventive que les USA ont lanc�e en Iraq l'an dernier restera
associ�e aux images des tortures inflig�es aux prisonniers iraquiens par des
Am�ricains � Abou Ghra�b, la plus inf�me des prisons de Saddam Hussein.

La priorit� de l'administration Bush et de ses partisans a �t� de limiter le
d�sastre au niveau de l'opinion publique - la diffusion des photos - plut�t
que de s'attaquer, dans toute leur complexit�, aux crimes politiques et
contre les principes que r�v�lent ces photos. On a assist�, tout d'abord, au
d�tournement de l'attention de la r�alit� pour la porter sur les photos en
elles-m�mes. La premi�re r�action de l'administration a �t� de dire que le
pr�sident avait �t� choqu� et d�go�t� par les photos - comme si l'horreur
r�sidait dans les images et non dans ce qu'elles repr�sentent. Il y a eu
aussi l'�vitement du mot � torture �. Au maximum, on veut bien admettre que
les prisonniers ont pu faire l'objet de � s�vices �, �ventuellement �
d'humiliations �. Le secr�taire � la D�fense Donald Rumsfeld a d�clar� dans
une conf�rence de presse : � Mon sentiment est qu'on ne nous a pas reproch�
plus que des s�vices, ce qui je crois est techniquement diff�rent de la
torture. En cons�quence je n'aurai pas recours dans mes propos au mot
'torture'�.

Les mots alt�rent la r�alit�, lui ajoutent, lui retirent. Dix ans plus t�t,
c'est l'�vitement rigoureux du mot "g�nocide", alors qu'au Rwanda 800 000
Tutsis se faisaient massacrer en quelques semaines par leurs voisins Hutus,
qui venait signifier que le gouvernement US n'avait pas l'intention de faire
quoi que ce soit. Refuser de d�signer ce qui s'est produit � Abou Ghra�b -
et ailleurs en Iraq, en Afghanistan et � Guantanamo - par son vrai nom,
torture, est aussi scandaleux que le refus d'appeler un g�nocide le g�nocide
rwandais. Voici une des d�finitions de la torture donn�e par un accord dont
les USA sont signataires : � Tout acte par lequel une forte souffrance,
physique ou mentale, est inflig�e intentionnellement � une personne dans le
but d'obtenir de lui ou d'un tiers des informations ou des aveux. � (cette
d�finition est celle de la Convention contre la torture et les autres
traitements et punitions inhumains ou d�gradants. Des d�finitions similaires
existaient d�j� dans le droit coutumier, dans des trait�s, � commencer par
l'article 3 - commun aux quatre Conventions de Gen�ve de 1949 - et dans de
nombreux accords sur les droits de l'homme). La Convention de 1984 proclame
: "Aucune circonstance exceptionnelle, quelle qu'elle soit, que ce soit une
situation de guerre, de menace de guerre ou quelque situation d'urgence, ne
saurait �tre invoqu�e comme justification de la torture". Et toutes les
conventions sp�cifient que la torture comprend les traitements visant �
humilier la victime, comme de laisser des prisonniers nus dans les cellules
et dans les couloirs.

Quelles que soient les actions que cette administration intentera pour
limiter les d�g�ts caus�s par l'amplification des r�v�lations sur la torture


des prisonniers � Abou Ghra�b et ailleurs - jugements, cours martiales,
rel�vements honteux de fonctions, d�missions de hauts membres de l'arm�e et
de l'administration, fortes indemnit�s aux victimes - il est probable que le
mot "torture" restera banni. Reconna�tre que les Am�ricains torturent leurs
prisonniers entrerait en contradiction avec tout ce que cette administration
a convi� l'opinion � croire sur la puret� des intentions US et le bon droit
des USA, qui d�coule de cette puret�, � entreprendre une action unilat�rale
sur la sc�ne mondiale.

M�me quand le pr�sident a �t� finalement oblig�, comme les d�g�ts pour la
r�putation des USA dans le monde s'�tendaient et s'aggravaient, d'utiliser
le mot "d�sol�", cette mise au point n'a qu'en apparence limit� l'atteinte �
l'affirmation US de sup�riorit� morale. Oui, le pr�sident Bush a d�clar� le
6 mai � Washington, en pr�sence du roi Abdallah II de Jordanie, qu'il �tait
"d�sol� pour les humiliations endur�es par les prisonniers iraquiens et
leurs familles." Mais, avait-il poursuivi, il "regrettait aussi que les
personnes qui regardent ces photos ne comprennent pas la nature v�ritable et
l'�me des USA".

R�sumer l'action US en Iraq � ces images peut sembler "injuste" � ceux qui
voyaient des raisons valables � une guerre qui a fait chuter un des tyrans
les plus monstrueux des temps modernes. Une guerre, une occupation
comportent in�vitablement toutes sortes d'actions. Qu'est-ce qui fait que
certaines actions sont significatives et d'autres pas ? La question n'est
pas de savoir si la torture �tait pratiqu�e par des personnes pr�cises
(c'est-�-dire "pas par tout le monde") mais si elle avait un caract�re
syst�matique. La question n'est pas de savoir si une majorit� ou une
minorit� d'Am�ricains accomplissent de tels actes mais si la nature de la
politique men�e par cette administration et les �chelons hi�rarchiques
charg�s de la mettre en oeuvre rendent de tels actes probables.


    II.

    Consid�r�es de ce point de vue, les photos nous renvoient bien notre
image. C'est-�-dire qu'elles sont repr�sentatives du caract�re corrompu
inh�rent �
toute occupation �trang�re, auquel s'ajoute celui propre aux m�thodes de
l'administration Bush. Les Belges au Congo, les Fran�ais en Alg�rie
pratiquaient la torture et les humiliations sexuelles sur ces indig�nes
r�calcitrants qu'ils m�prisaient. Ajoutez, � cette corruption fondamentale,
l'impr�paration stup�fiante et presque compl�te des dirigeants US en Iraq
devant les r�alit�s complexes du pays apr�s sa ''lib�ration.'' Ajoutez �
tout �a la doctrine particuli�re de l'administration Bush, selon laquelle
les USA sont embarqu�s dans une guerre sans fin et que ceux qui sont arr�t�s
au cours de cette guerre sont, si le pr�sident le d�cide, des ''combattants
ill�gaux'' - une politique �nonc�e d�s janvier 2002 par Donald Rumsfeld pour
les prisonniers membres des Talibans ou d'Al Qa�da - et donc comme Rumsfeld
l'a dit ''techniquement, ils n'ont aucun des droits d�finis par la
Convention de Gen�ve''. Vous avez l� la parfaite recette pour les cruaut�s
et les crimes commis contre des milliers de personnes incarc�r�es sans
inculpation ni acc�s � des avocats dans des prisons administr�es par les USA
depuis les attentats du 11 septembre 2001.

Si, donc, la vraie question ne porte pas sur les photos en tant que telles,
porte-t-elle sur ce qu'elles nous r�v�lent du sort des ''suspects'' sous
garde US ? Non, l'horreur de ce que nous montrent les photos est ins�parable
de l'horreur du fait que ces photos aient �t� prises - avec les auteurs des
tortures prenant la pose, r�jouis, avec leurs victimes impuissantes. Pendant
la seconde guerre mondiale, des soldats allemands avaient pris des photos
des atrocit�s qu'ils commettaient en Pologne et en Russie, mais les clich�s
sur lesquels les bourreaux se pla�aient pr�s de leurs victimes sont
excessivement rares, comme on peut le voir dans un livre r�cent de Janina
Sitruk, ''Photographier l'Holocauste'' Si on veut trouver quelque chose de
comparable � ce que montrent ces photos, ce serait dans certaines des photos
de Noirs lynch�s entre les ann�es 1880 et 1930, qui montrent des Am�ricains
tout sourire devant des corps mutil�s et d�nud�s d'hommes ou de femmes noirs
pendus derri�re eux � un arbre. Les photos de lynchages �taient des
souvenirs d'une action collective que les participants estimaient
parfaitement justifi�e. Il en va de m�me pour les photos d'Abou Ghra�b.
Les photos de lynchage avaient la nature de troph�es - prises par un
photographe pour �tre collectionn�es, plac�es dans des albums, affich�es.
Toutefois, les photos prises par les soldats US � Abou Ghra�b marquent une
inflexion dans l'usage des images - moins objets � conserver que messages �
diss�miner, � faire circuler. La possession d'un appareil num�rique est
chose commune chez les soldats. Alors qu'autrefois, photographier la guerre
�tait le domaine attitr� des journalistes photo, aujourd'hui les soldats
eux-m�mes sont tous photographes - fixant leur guerre, leurs joies, ce qui
leur semble pittoresque, les atrocit�s qu'ils commettent - s'�changeant des
images entre eux et en envoyant par emails � l'autre bout du monde.

On constate de plus en plus que les gens enregistrent eux-m�mes ce qu'ils
font. Au moins, voire sp�cialement aux USA, l'id�al d'Andy Warhol de filmer
les �v�nements de la vie en temps r�el - la vie ne fait pas l'objet d'une
sc�narisation ou d'un montage, pourquoi devrait-ce �tre le cas de son
enregistrement ? - est devenue une norme pour d'innombrables sites web sur
lesquels les gens pr�sentent leur quotidien en images, chacun dans son
propre reality show. C'est moi - je suis en train de me r�veiller, je b�ille
et je m'�tire, je me brosse les dents, je pr�pare le petit d�jeuner, j'
envoie les enfants � l'�cole. Les gens enregistrent tous les aspects de
leurs vies, les stockent dans leurs ordinateurs et les diffusent. La vie de
famille va de pair avec son enregistrement - m�me et surtout quand la
famille vit une crise ou une situation de tension. Il est certain que cet
incessant filmage mutuel, sur plusieurs ann�es, de conversations et de
monologues a fourni le mat�riau le plus �tonnant de � Capturing the
Friedmans �, un documentaire r�cent d'Andrew Jarecki sur une famille de Long
Island poursuivie pour p�dophilie.

Pour de plus en plus de gens, la vie amoureuse et sexuelle est le th�me
majeur de l'enregistrement sur photo et vid�o num�rique. Et il se peut que
la torture soit per�ue comme plus int�ressante � enregistrer quand elle a
une composante sexuelle. Le fait que les images de torture soient
entrem�l�es avec des images pornographiques de soldats US ayant des
relations sexuelles entre eux, est certainement r�v�lateur. En fait, la
plupart des photos de torture ont une composante sexuelle, comme celles
montrant des prisonniers contraints de
pratiquer, ou de simuler, des actes sexuels entre eux. Une exception,
devenue embl�matique de la torture en Iraq, est la photo d'un homme forc� �
rester debout sur une bo�te, encapuchonn� et attach� � des
fils �lectriques, � qui on avait dit qu'il serait �lectrocut� en cas de
chute. Pour l'heure, les images de prisonniers plac�s dans des positions
p�nibles ou oblig�s de rester debout les bras �cart�s, restent peu
fr�quentes. Mais on ne peut mettre en doute leur appartenance � la cat�gorie
des actes de torture.

Il suffit de lire la terreur sur le visage du prisonnier m�me si ce
genre de ''pression'' fait partie de ce que le Pentagone situe dans les
limites de l'acceptable. Mais la plupart des photos semblent faire partie
d'une symbiose bien plus �tendue entre la torture et la pornographie : la
jeune femme promenant un
homme nu tenu en laisse fait partie de l'imagerie classique de la
domination. Vous devez vous douter � quel point nombre des s�vices sexuels
inflig�s aux d�tenus d'Abou Ghra�b ont pu �tre inspir�s par l'imagerie
pornographique qu'on trouve sur internet - et que des gens ordinaires
alimentent en envoyant des s�quences sur leur propre vie.


    III.

    Vivre c'est �tre photographi�, avoir une trace de sa propre vie, et donc
vivre sa vie en oubliant, ou en faisant semblant d'oublier, le regard
permanent de la cam�ra. Mais vivre c'est aussi jouer un r�le. Agir, c'est
partager en images ses exp�riences avec la communaut�. La satisfaction
exprim�e au sujet des actes de torture inflig�s � des victimes sans d�fense,
ligot�es et nues n'est qu'une partie de l'histoire. Il y a le plaisir
intense d'�tre photographi�, qui tend de plus en plus � s'exprimer par des
manifestations de joie plut�t que, comme auparavant, dans un regard franc et
direct. Le grand sourire est un sourire adress� � l'appareil photo. Il
manquerait quelque chose si, apr�s avoir fait un tas avec des hommes, vous
ne pouviez pas les prendre en photo.

En regardant ces images, vous vous demandez : comment quelqu'un peut-il
exulter face � la souffrance et � l'humiliation d'un autre �tre humain ?
Mettre des chiens de garde sur les jambes et les parties g�nitales de
prisonniers effray�s ?

Obliger des prisonniers menott�s, encapuchonn�s � se masturber mutuellement
ou � simuler des fellations ?

Et vous �tes assez na�f pour demander, alors que la r�ponse est �vidente, si
des personnes font ce genre de choses � d'autres personnes. Le viol et les
s�vices inflig�s sur les parties g�nitales sont une des formes de torture
les plus courantes. Pas seulement dans les camps de concentration nazis et �
Abou Ghra�b � l'�poque de Saddam Hussein. Les Am�ricains aussi l'ont fait et
le font quand on leur dit de le faire, ou quand on leur fait comprendre que
ceux qui sont compl�tement en leur pouvoir m�ritent d'�tre humili�s et
tourment�s. Ils le font quand ils sont amen�s � croire que les gens qu'ils
torturent appartiennent � une race ou � une religion inf�rieure. C'est
pourquoi la signification de ces photos n'est pas seulement que de tels
actes ont �t� pratiqu�s, mais que ceux qui les ont commis n'avaient
apparemment pas la moindre id�e qu'il y avait quelque chose de n�gatif dans
ce que montrent les images.

Plus effarant encore, d�s lors que ces photos �taient faites pour �tre
diffus�es et vues par beaucoup de gens : c'�tait pour le ''fun''
(l'amusement). Et cette conception du "fun" fait h�las de plus en plus
partie - contrairement � ce que le pr�sident Bush raconte - de la ''vraie
nature et
�me des USA � �.

Il est malais� d'�valuer l'augmentation de l'acceptation de la violence au
quotidien aux USA, mais on en a la preuve partout, depuis les jeux vid�os
meurtriers qui sont la principale distraction des gar�ons - � quand le jeu
vid�o "Interrogez les terroristes'' ? - jusqu'� la violence d�sormais
end�mique dans les rites des groupements de jeunes avec leur brutalit�
d�brid�e. Alors que la violence criminelle recule, la recherche du plaisir
facile dans la violence semble s'�tre d�velopp�e. Depuis les bizutages des
nouveaux �l�ves dans les lyc�es de banlieue - d�crits en 1993 dans le film
''Dazed and confused" de Richard Linklater - jusqu'aux rituels d'agression
physique et d'humiliation sexuelle dans les fraternit�s universitaires et
les �quipes sportives, les USA sont devenus un pays dans lequel les
fantasmes et les pratiques de violence sont per�us comme des bonnes
distractions, quelque chose de fun.

Ce qui autrefois �tait mis � l'index comme pornographique, telle
l'actualisation de d�sirs sado-masochistes - par exemple dans ''Salo'' le
dernier film (1975) presque insoutenable de Pier Paolo Pasolini, qui
d�crivait les orgies de torture dans le bastion fasciste de l'Italie du nord
� la fin du r�gne de Mussolini - est aujourd'hui banalis� par certains
spectacles en tant que jeux ou conduites � imiter.

" Entasser des hommes nus'' ressemble � une farce de carabin, a dit un
auditeur � Rush Limbaugh et aux millions d'Am�ricains qui �coutent son
�mission de radio.

On peut se demander si l'auditeur a vu les photos. C'est sans importance. La
remarque - ou le fantasme ? - tapait dans le mille. Ce qui peut encore
choquer certains Am�ricains, c'est la r�ponse de Limbaugh : "Exactement!''
s'est-il exclam�.

" C'est exactement mon point de vue. Ce n'est pas diff�rent de ce qui se
passe dans l'initiation des Skulls and Bones [Cr�nes et Os, confr�rie
secr�te universitaire dont fait partie George W. Bush, NDLR Quibla] et on va
bousiller la vie de gens pour �a, et on va g�ner notre effort militaire et
les enfoncer compl�tement parce qu'ils ont eu du bon temps''. ''Eux'', ce
sont les soldats US, les tortionnaires. Et Limbaugh de poursuivre : "Vous
savez, ces gens se font tirer dessus tous les jours. Je parle de ceux qui
ont pass� un bon moment. Avez-vous jamais entendu parler de la d�charge
�motionnelle ?"

Choc et effroi, c'est ce que notre arm�e avait promis aux Iraquiens. Choc et
effroi, c'est ce que ces photos proclament � la face du monde, que les
Am�ricains ont donn� libre cours � un ensemble de conduites criminelles, au
m�pris affich� des conventions humanitaires internationales. D�sormais les
soldats posent, pouces lev�s devant les atrocit�s qu'ils commettent, et
envoient les photos � leurs potes. Les secrets de votre vie priv�e, que vous
auriez voulu cacher � n'importe quel prix, vous les criez maintenant �
tue-t�te pour �tre invit� � les r�v�ler � la t�l�vision. Ce qu'illustrent
ces photos n'est rien d'autre que la culture de l'impudeur et de
l'admiration pour la brutalit� extr�me.


    IV.

    L'id�e que les excuses ou la manifestation de leur "d�go�t" par le
pr�sident et son secr�taire � la D�fense seraient une r�ponse suffisante est
une
insulte au sens de l'histoire et de la morale de tous. Torturer des
prisonniers n'est pas une aberration. C'est la cons�quence directe de la
doctrine de la lutte contre le terrorisme � l'�chelle mondiale -"qui n'est
pas avec nous est contre nous"- par laquelle
l'administration Bush a cherch� � changer, changer radicalement, le
positionnement international des USA et � remodeler, au niveau national, de
nombreuses institutions et pr�rogatives.

L'administration Bush a engag� le pays dans une doctrine de guerre
pseudo-religieuse, une guerre sans fin - car "la guerre contre la terreur" n
'est pas autre chose. La guerre sans fin sert � justifier des incarc�rations
sans fin. Ceux qui sont retenus dans l'empire p�nal extrajudiciaire US sont
des "d�tenus", des "prisonniers", des mots depuis peu obsol�tes, ce qui
pourrait laisser croire qu'ils b�n�ficient des droits accord�s par le droit
international et les lois de tous les pays civilis�s. Cette "guerre globale
contre le terrorisme", sans fin, - au nom de laquelle l'invasion, plut�t
justifi�e, de l'Afghanistan et l'aventure impossible � gagner en Iraq ont
�t� conduites rondement sur d�cret du Pentagone - conduit in�vitablement �
la diabolisation et � la d�shumanisation de quiconque est d�fini par l'
administration Bush comme un possible terroriste, d�finition qui n'est pas
sujette � d�bats et qui, de fait, est ordinairement impos�e en secret
Les charges contre la plupart des personnes d�tenues dans les prisons d'Iraq
et d'Afghanistan �tant inexistantes - la Croix-Rouge rapporte qu'entre 70 et
90 % de ceux qui sont incarc�r�s semblent n'avoir commis aucun crime autre
que celui d'�tre au mauvais endroit au mauvais moment, attrap�s dans une
quelconque rafle de "suspects" - la principale justification pour leur
d�tention est l'"interrogatoire". Interrogatoire portant sur quoi ? Sur
n'importe quoi. Sur tout ce que le d�tenu pourrait savoir. Si
l'interrogatoire est l'objet du maintien ind�fini en d�tention, alors la
coercition, l'humiliation et la torture deviennent in�vitables.

Souvenez-vous : nous ne parlons pas de ces cas rarissimes de "bombes �
retardement", qu'on utilise parfois comme situation limite pour justifier la
torture de prisonniers qui savent quelque chose susceptible de faire �chouer
l'attentat. Il s'agit de recueil d'informations non particuli�res et
g�n�rales, autoris�e par les responsables civils et militaires pour mieux
conna�tre la n�buleuse de l'empire du mal sur laquelle les Am�ricains ne
savent pratiquement rien, dans des pays o� ils sont particuli�rement
ignorants. Par principe, n'importe quelle information peut alors s'av�rer
utile.

Un interrogatoire qui n'aurait pas amen� des informations (quelles que
soient ces informations) compterait au nombre des �checs. Ce qui justifie d'
autant plus de pr�parer les prisonniers � parler. En les ramollissant, en
leur mettant la pression - ce sont les euph�mismes pour des pratiques
bestiales dans les prisons US o� les pr�sum�s terroristes sont d�tenus. Par
malchance, comme le notait dans son journal le sergent Ivan (Chip)
Frederick, un prisonnier peut ne pas supporter trop de pression et mourir. L
'image d'un homme dans un body bag avec de la glace sur sa poitrine pourrait
aussi bien �tre celle de l'homme que Frederick d�crivait.
Les photos ne vont pas dispara�tre. C'est dans la nature du monde num�rique
dans lequel nous vivons. En r�alit�, elles sont apparues indispensables pour
que nos chefs reconnaissent qu'ils avaient un probl�me sur les bras. Apr�s
tout, les rapports compil�s par le Comit� International de la Croix rouge,
et d'autres informations par des journalistes et les protestations des
organisations humanitaires contre les punitions atroces inflig�es aux
"terroristes" et aux "pr�sum�s terroristes" dans les prisons de l'arm�e US d
'abord en Afghanistan, puis en Iraq, circulaient depuis plus d'un an. Il est
douteux que ces rapports aient �t� lus par le pr�sident Bush, le
vice-pr�sident Dick Cheney, Condoleeza Rice ou encore Rumsfeld. Apparemment
il a fallu les photos pour �veiller leur attention quand il est devenu clair
qu'on ne pouvait endiguer leur diffusion. Ce sont les photos qui ont rendu
tout �a "r�el" pour Bush et ses associ�s. Depuis, il n'y a eu que des
paroles, beaucoup plus faciles � recouvrir � notre �poque d'autoreproduction
et d'autodiffusion num�rique illimit�e, et tellement plus faciles � oublier.
Donc les photos vont continuer � nous "agresser" - ainsi que beaucoup d'Am�r
icains sont port�s � le penser. Les gens vont-ils s'habituer � elles ?
Certains Am�ricains affirment d�j� en avoir assez vu. Ce n'est cependant pas
l'opinion du reste du monde. Guerre sans fin, flot sans fin de
photographies.

La contre attaque a d�j� commenc�. Les Am�ricains sont mis en garde contre
le fait de se livrer � un d�lire d'auto-flagellation. La diffusion continue
de nouvelles photos est consid�r�e par beaucoup d'Am�ricains comme sugg�rant
qu'ils n'ont pas le droit de se d�fendre : apr�s tout, ils (les terroristes)
ont commenc�. Ils - Oussama Ben Laden ? Saddam Hussein ? O� est la
diff�rence ? - nous ont attaqu�s les premiers. Le s�nateur de l'Oklahoma,
James Inhofe, membre du Comit� du S�nat pour les Forces Arm�es, devant qui
Rumsfeld a t�moign�, a avou� ne pas �tre le seul membre du Comit� � se
sentir plus "outrag� par l'outrage" des photos que par ce que les photos
montrent. "Ces prisonniers", explique le s�nateur Inhofe, "vous savez qu'ils
ne sont pas l� pour des infractions au code de la route. S'ils sont dans le
bloc cellulaire 1-A ou 1-B, c'est que ces prisonniers sont des tueurs, ce
sont des terroristes, ces sont des insurg�s. Beaucoup d'entre eux ont
probablement du sang US sur les mains, et ici on s'inqui�te du traitement de
ces individus". C'est la faute des "m�dias" qui provoquent, et vont
continuer � provoquer de nouvelles violences contre des Am�ricains partout
dans le monde. Plus d'Am�ricains mourront. � cause de ces photos.
Il y a bien s�r une r�ponse � cette accusation. Des Am�ricains ne meurent
pas � cause des photos mais � cause des actes que r�v�lent ces photos, actes
qui surviennent avec la complicit� d'une cha�ne de commandement - c'est ce
qu'a sous-entendu le g�n�ral Antonio Taguba, ce qu'a dit la soldate Lynndie
England et (entre autres) ce qu'a sugg�r� le s�nateur Lindsey Graham de
Caroline du Sud apr�s avoir vu l'ensemble des photos pr�sent�es par le
Pentagone le 12 mai.

" Certaines ont l'air d'�tre tr�s travaill�es, ce qui me porte � suspecter
la possibilit� que d'autres personnes aient eu un r�le de direction ou d'
incitation" a d�clar� le s�nateur Graham. Le s�nateur Bill Nelson, d�mocrate
de Floride, dit que la version d'origine, non recadr�e, d'une photo d'un
entassement d'hommes nus dans un hall - version qui r�v�le que beaucoup d'
autres soldats �taient pr�sents, certains s'en d�sint�ressant m�me -
contredit la l'assertion du Pentagone selon laquelle seuls des soldats
d�voy�s �taient impliqu�s. Au sujet des tortionnaires le s�nateur Nelson
consid�re que "d'une mani�re ou d'une autre, soit on leur a donn� l'ordre,
soit on a ferm� les yeux". L'avocat du soldat Charles Graner Jr, qui figure
sur la photo, a demand� � son client d'identifier les hommes visibles sur la
version non recadr�e; selon le Wall Street Journal, Graner a indiqu� que
quatre d'entre eux �taient des renseignements militaires et qu'un autre
�tait un sous-traitant civil travaillant avec les renseignements militaires.


    V.

    Mais la diff�rence entre la photo et la r�alit� - comme entre la
manipulation et la politique -peut facilement s'estomper. Et c'est ce que
redoute l'administration. "Il existe encore beaucoup d'autres photos et
vid�os", a reconnu Rumsfeld dans son t�moignage. � Si elles sont port�es �
la connaissance du public, la situation, c'est certain, deviendra pire �.
Pire pour l'administration et ses programmes, probablement, pas pour ceux
qui sont les victimes actuelles - et potentielles ? - de la torture.
Les m�dias peuvent s'autocensurer mais, ainsi que Rumsfeld l'a admis, il est
difficile de censurer les soldats � l'�tranger; qui n'�crivent plus comme
autrefois de lettres sujettes � la censure militaire qui caviardait les
lignes inacceptables.

� la place, les soldats d'aujourd'hui fonctionnent comme des touristes,
comme le dit Rumsfeld "courant partout avec des appareils num�riques,
prenant ces photos incroyables, puis les diffusant, � notre surprise et au
m�pris de la loi, aux m�dias". Les efforts de l'administration pour retirer
ces photos de la circulation s'exercent sur plusieurs fronts. Actuellement,
le d�bat prend un tour juridique : maintenant les photos sont class�es comme
preuves dans de futures affaires criminelles, et les rendre publiques
pr�jugerait de leur issue. John Warner, pr�sident r�publicain du Comit�
s�natorial des forces arm�es a d�clar�, apr�s la projection image par image
des humiliations sexuelles et de la violence faites aux prisonniers
iraquiens, qu'il sentait ''au plus profond de lui-m�me'' que les nouvelles
photos ''ne devraient pas �tre rendues publiques. Mon sentiment est qu'elles
pourraient mettre en danger les hommes et les femmes des forces arm�es qui
servent au prix de grands risques''.

Mais la vraie tentative de limiter la disponibilit� des photos viendra des
efforts continuels pour prot�ger l'administration et couvrir notre mauvaise
gestion en Iraq - d'identifier ''l'opprobre'' jet� sur les photographes �
une campagne pour saper le moral de l'arm�e US et les objectifs qui lui sont
assign�s. Exactement comme le fait de montrer � la t�l�vision des soldats US
tu�s pendant l'invasion et l'occupation de l'Iraq avait �t� consid�r� comme
une critique implicite de la guerre, on consid�rera de plus en plus comme
anti-patriotique de diffuser de nouvelles photos et de ternir ainsi l'image
des USA.

Apr�s tout, nous sommes en guerre. Une guerre sans fin, et la guerre c'est l
'enfer, bien plus qu'aucune des personnes qui nous ont embarqu� dans cette
guerre pourrie ne s'y attendaient. Dans notre galeries des glaces
num�riques, les photos ne vont pas s'effacer. Oui, il semble bien qu'une
image vaut bien mille mots. Et m�me si nos leaders choisissent de ne pas les
regarder, il y aura encore des milliers d'autres clich�s et vid�os.
Impossibles � arr�ter.



Source : The New York Times, 23 mai 2004

____________________________

Correction: May 23, 2004, Sunday

Because of an editing error, an article on Page 24 of The Times Magazine
today about the photographs of Iraqi prisoners at Abu Ghraib renders a word
incorrectly in a sentence about sexual images. The sentence should read,
''An erotic life is, for more and more people, that which can be captured in
digital photographs and on video'' -- not ''that whither.'' :


Regarding the Torture of Others
By SUSAN SONTAG

Published: May 23, 2004

( Pages 1/4 )


 
 
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