Louise Desrenards on Sat, 28 Aug 2004 18:28:01 +0200 (CEST)


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[nettime-fr] Entretien Dominique Simonnot/ Joelle Aubron - sur la prison


Un beau papier...


Jo�lle Aubron, ancien membre d'Action directe, lib�r�e en juin pour raisons
m�dicales:
� La prison n'est pas un temps mort �

Par Dominique SIMONNOT

samedi 28 ao�t 2004 (Liberation - 06:00)



Le 14 juin, apr�s dix-sept ans de d�tention, Jo�lle Aubron, 45 ans, a �t�
lib�r�e de la prison de Bapaume (Pas-de-Calais). Peine suspendue en raison
d'un cancer avec m�tastases au cerveau. L'ex-membre d'Action directe (AD)
avait �t� condamn�e � la r�clusion � vie pour les assassinats, en 1985 et
1986, du g�n�ral Ren� Audran, inspecteur g�n�ral des arm�es, et de Georges
Besse, le patron de Renault. Pour Lib�ration, elle revient ici sur ces
ann�es de prison et sur AD.
Comment s'�coule le temps en prison ?

Notre peine, je la savais au moment o� ils m'ont pass� les menottes, cela
n'a jamais �t� une surprise. J'ai v�cu la prison comme un parcours, j'y ai
n�goci� les virages, au fur et � mesure des ann�es s'accumulant. Le principe
�tait de toujours trouver l'�nergie pour �carter les murs. Quand je sortais
dans le couloir de la division, marchais pour r�fl�chir, je voyais des
filles qui tra�naient, surtout le week-end, qui attendent on ne sait quoi...
Je ne me suis jamais ennuy�e. J'avais toujours des tas de choses � faire,
lire, r�pondre au courrier, faire des traductions de textes, des collages,
peindre � l'aquarelle, en plus des sempiternelles demandes d'autorisations.
Pour tout et n'importe quoi, des livres � faire entrer ou sortir. Pour faire
des achats ou pour obtenir des prolongations de visites. C'est une
d�pendance syst�matiquement organis�e contre laquelle il faut lutter.
Cependant, la prison n'est pas un temps mort. Au pire, le m�tabolisme
s'adapte � ce ralentissement.

    Quels sont les rapports entre les d�tenues dans une prison de femmes ?

    Les prisonni�res sont, pour beaucoup, oubli�es. D'ailleurs, au contraire
des centres de d�tention pour hommes, les parloirs n'affichent jamais
complet. En presque quatre ans, � Bapaume, je n'ai eu qu'une seule fois une
difficult�, faute de place, pour prolonger une visite. La mis�re affective
est telle qu'il ne faut pas s'�tonner d'un manque de solidarit� entre les
d�tenues. Mais, lorsque nos camarades sont venus, en septembre, manifester
devant les murs de Bapaume, les femmes �taient heureuses, elles �taient
touch�es qu'apr�s tant d'ann�es des gens dehors pensent � nous et nous
manifestent leur solidarit�. C'�tait une f�te, comme si elles aussi
sortaient de l'oubli, l'ambiance avait alors chang�. Plus joyeuse, plus
solidaire. Quant � moi, je dis en riant que j'ai �t� mari�e vingt ans avec
R�gis Schleicher, mais que j'ai vingt ans de vie commune avec Nathalie
M�nigon (ex-membre d'AD). Ensemble, nous avons construit une camaraderie au
jour le jour, extr�mement solide.

Comme les autres prisonniers d'AD, vous avez �t� plac�e � l'isolement total
durant des ann�es, comment l'avez-vous v�cu ?
Nathalie avait une tr�s bonne formule. Isol�, on perd le temps, on perd le
jour et, finalement, on se perd soi-m�me. A l'isolement, � part les
surveillants, il n'y a personne face � soi. Or on a besoin du regard de
l'autre pour vivre, pour savoir qu'on existe. Au bout de tant de mois pass�s
seule, on en vient � se poser la question. Il y en a qui se coupent. Pas
forc�ment par d�sespoir, juste pour voir le sang qui coule et prouve : �Tu
es vivant.� Au cours des nombreuses gr�ves de la faim que nous avons
suivies, j'ai d'ailleurs appris qu'il est impossible de s�parer le corps de
la t�te. Lors d'une gr�ve, c'est la t�te qui dirige. Quand on arr�te, le
corps se venge. Et � l'isolement, si le corps parvient � somatiser, ce n'est
pas forc�ment le pire. Le risque, en ne somatisant rien, c'est que la t�te
prenne tout. Pour Georges (Cipriani, atteint de graves troubles
psychiatriques, ndlr), il est clair que c'est ce qui lui est arriv�, apr�s
six ans � l'isolement et plusieurs gr�ves de la faim.

    Comment avez-vous appris votre maladie ?

    �a a commenc� par des malaises, je me disais ce n'est rien, juste
l'�puisement moral. Et puis je suis tomb�e. On m'a fait une IRM � l'h�pital
de Lille et le radiologue m'a annonc� une tumeur canc�reuse au cerveau. Je
n'ai rien dit, il a r�p�t�, je n'ai pas r�agi. Et comme il me pensait un peu
confuse � cause de l'oed�me c�r�bral, il a encore r�p�t� : � Vous comprenez
? � J'ai dit : � Oui, mais que voulez-vous que j'y fasse ? � La surveillante
qui m'accompagnait, et qui pourtant me conna�t bien, �tait estomaqu�e, mais
je r�agis toujours tr�s � froid, tr�s rationnellement, sans �tre fataliste
du tout. La question, maintenant, c'est comment je me soigne, que faire
d'utile ? Quand les flics me menottaient sur mon lit, idem. Hurler n'aurait
servi qu'� emmerder les autres patients et � me retrouver, en plus, entrav�e
aux pieds. Dans le rapport des experts m�dicaux pour la suspension de ma
peine, mon avenir est sombre. Mon avocat h�sitait m�me � me le faire lire.
Mais je fais partie des gens qui pr�f�rent savoir o� ils en sont. J'ai
int�r�t � �tre le plus tranquille possible, � vivre entour�e de ma famille,
de mes amis. A consacrer l'essentiel de mon �nergie � me battre contre ma
maladie.

    Comment s'est pass�e votre sortie ?

    Je ne l'attendais pas, je ne voyais aucun espace pour qu'aucun de nous
soit lib�r�. La maladie a chang� la donne, mais je me disais : �Surtout, ne
lie pas ta survie � ta sortie.� Et je n'ai gu�re eu le temps de vivre
vraiment ni l'espoir de sortir, ni ma sortie tout court. D�s mes premiers
pas en libert�, il y a eu cette foule de journalistes, de cam�ras, de flashs
qui mitraillent. J'ai mis les mains devant mon visage. Les camarades m'ont
prot�g�e. Ensuite, on est all�s chez des amis. Des gens que je n'avais pas
vus depuis vingt ans �taient l�, d'autres que je ne connaissais pas me
saluaient, d'autres t�l�phonaient, nous avions des bouts de conversations
tr�s d�cousus. Je regarde certaines choses en me disant : � C'est la
premi�re fois que tu les vois depuis dix-sept ans. � C'est � la fois
extraordinaire et parfaitement normal. Ce qui est extraordinaire, c'est
avant. Etre condamn�e � un horizon limit� � des murs, � des barbel�s avec
des lames de rasoir, � des couloirs tristes et du bitume en guise de
promenade. Je suis maintenant en position d'observatrice, je n'ai pas
l'intention de prendre quoi que ce soit en charge, j'�coute, je regarde,
j'absorbe. Et puis je mesure ma chance ph�nom�nale, je sors et j'ai plein de
gens � voir, sur qui compter. C'est une immense diff�rence avec la plupart
des d�tenues qui sortent dans le d�nuement social et financier.

    Que faites-vous de vos journ�es ?

    J'�quilibre entre le repos, les soins et les amis. Je rends visite �
ceux qui faisaient de longs trajets pour me voir en prison. Je suis m�me
all�e en Corse et en Allemagne, comme je l'ai dit � la juge de l'application
des peines, qui me convoque r�guli�rement. Mes camarades d'AD, qui subissent
toujours des peines exemplaires, ne sont jamais tr�s loin de mes pens�es.

    Quel regard portez-vous sur les actes d'AD ? Sur les assassinats ?

    Ethiquement et humainement, il n'est pas question de justifier la mort
de quiconque. Mais je ne peux formuler ni regrets ni repentir, je trouverais
cela ind�cent par rapport aux victimes et � ceux qui restent. Ce serait une
posture. Je porte en moi cette responsabilit�, et pas seulement parce que
j'ai �t� condamn�e, mais parce que j'appartenais � cette organisation. A
l'�poque, ce fut un choix, ce fut la r�alit� du combat. Nous pensions, je
pensais qu'il �tait possible de faire �merger un contre-pouvoir. Nous
pensions pouvoir d�fendre la barricade. J'ai bien conscience de rester l�
dans le vague. Il manque le contexte historique et politique du milieu des
ann�es 80, je peux bien expliquer mais �a prendrait plusieurs pages. Alors,
juste, AD n'a pas surgi de nulle part. Nous appartenons � une longue
histoire et nous f�mes nombreux � penser, � compter sur un �lan qui
finalement ne vint pas. Notre hypoth�se a �chou�. C'est clair. Mais de toute
fa�on, je ne peux pas m'asseoir sur dix-sept et m�me vingt-cinq ans de ma
vie. Je me dirais : � Tout cela pour rien ? � N�anmoins, je n'ai pas � me
renier. Serait-ce, seulement, parce que ce chantage au reniement a �t�
beaucoup trop pr�sent pendant ces dix-sept ans dans nos conditions de
d�tention. Aujourd'hui, mes camarades y sont toujours confront�s.


Extrait int�gral de Lib�raion, rubrique "soci�t�"
http://www.liberation.fr/page.php?Article=234448



 
 
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