gilbert quélennec on Wed, 14 Feb 2007 17:10:42 +0100 (CET)


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[nettime-fr] « Une escalade préoccupante du vocabulaire » Jacques Bouveresse Entretien réalisé par L. D.



« Une escalade préoccupante du vocabulaire »
Le philosophe Jacques Bouveresse (*), montre comment les accusations portées contre Pierre Bourdieu s’inscrivent dans une stratégie d’intimidation générale de la critique sociale.
Comment avez-vous reçu


les accusations de Jean-Claude Milner ?

Jacques Bouveresse. J’ai exprimé, avec d’autres, mon indignation. Milner explique maintenant qu’il a dit tout ça pour obliger à penser. C’est ahurissant ! Imaginez le tollé si quelqu’un disait : « je tiens des propos antisémites sur tel ou tel pour obliger à penser »...

Bourdieu aurait cherché à déconsidérer les grands concours universitaires ?

Jacques Bouveresse. Ou bien Milner n’a pas lu les Héritiers ou il ne l’a pas relu depuis longtemps. Il n’est pas question dans ce livre de dévaluer ni de supprimer les concours « méritocratiques » comme il dit, mais de remarquer que dans le meilleur des cas ces examens assurent une forme de statu quo social dans la sélection des élites. Ils sont un moindre mal mais ils participent de la reproduction sociale.

Bourdieu serait aussi xénophobe...

Jacques Bouveresse. Là, Milner aggrave son cas : il impute au sociologue une idée de l’Action française et de l’extrême droite qui contestaient les concours sous prétexte qu’ils permettent, par exemple, à un Bloch d’arriver premier à l’agrégation. Le rapprochement entre Bourdieu et les représentants de cette idéologie, est tout simplement indécent.

Pourquoi parler d’antisémitisme ?

Jacques Bouveresse. Je note une escalade du vocabulaire à la fois dérisoire et très préoccupante pour l’avenir. En effet, si aujourd’hui on accuse Bourdieu d’antisémitisme pour avoir analysé et critiqué le système scolaire et universitaire, demain n’importe qui peut être accusé du même péché pour peu que sa critique déplaise. C’est d’ailleurs le cas : si vous critiquez la politique de l’État d’Israël, selon certains vous êtes antisémite, si vous critiquez la politique internationale des États-Unis, vous êtes antisémite, si vous contestez et trouvez abusifs des privilèges, par exemple dans l’accès à la culture, vous ne visez pas les privilégiés mais les juifs ! C’est exactement le propos de Milner. Comme Bourdieu et Passeron décrivent l’hégémonie culturelle dont profitent les « héritiers », et puisqu’il y a parmi ces privilégiés de la culture des juifs, ce sont ces juifs qui sont en réalité visés. Le raisonnement est plus que spécieux.

Du coup, l’idée même d’analyse ou de critique sociales est menacée ?

Jacques Bouveresse. C’est ce que je crains. Si comme le dit Milner « les héritiers, pour Bourdieu, c’est les juifs », alors on ne peut plus faire la sociologie des héritiers. Toute sociologie critique est condamnée d’avance, avec tous ceux qui dénoncent les injustices et les inégalités de la société en place. C’est pourquoi le titre de notre protestation « Après Bourdieu à qui le tour ? », me paraît tout à fait pertinent. Quiconque critiquera, par exemple, le pouvoir démesuré de l’argent, risque d’être accusé d’antisémitisme. C’est d’ailleurs à peu près ce que dit Bernard Henri Lévy : si vous « diabolisez » (comprenez : critiquez radicalement) l’argent, vous êtes potentiellement antisémite et pronazi. Je pense qu’il se trouvera bientôt des gens pour dire qu’il est raciste de critiquer le pouvoir de l’argent.

(*) Titulaire de la chaire de philosophie du langage et de la connaissance au Collège de France.

Entretien réalisé par L. D.http://www.humanite.presse.fr/journal/ 2007-02-13/2007-02-13-845863





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